Nicolas Fieulaine, chercheur au Groupement de Recherche en Psychologie Sociale, est intervenu lors de la matinée développement durable organisée le 5 avril par la FCSR. Sa présentation intitulée «Précarité et développement durable : des temporalités inconciliables ?» nous invite à dépasser l’opposition récurrente entre « fin du monde » et « fin du mois ».
Dans une volonté de sortir du lieu commun qui veut que certaines populations seraient moins enclines à se saisir des enjeux climatiques, il montre comment notre environnement social détermine notre rapport au temps et conditionne notre aptitude à agir dans le cadre du développement durable.
Not In My BackYard : la distance psychologique, retardateur du passage à l’acte ?
Les discours portant sur le changement climatique ont longtemps généré une représentation lointaine du phénomène. Nicolas Fieulaine parle de « distance psychologique » : le problème se situe loin de nous, impacte les autres, et s’inscrit dans un horizon presque imperceptible. Il ne nous concerne donc que relativement ou seulement par projection. Cette distanciation questionne frontalement notre conscientisation du problème et notre sentiment de responsabilité. Pourquoi changer nos pratiques si leurs impacts ne se manifestent pas immédiatement ? Cette interrogation permet sans doute d’esquisser une réponse au paradoxe inhérent du développement durable : pourquoi le changement de pratiques ne s’est pas généralisé alors que la conscience des enjeux écologiques est, elle, désormais ancrée pour le plus grand nombre ?
Le passage de l’intention à l’action
« Le premier niveau d‘un changement de comportement ce n’est pas de faire, c’est de se dire qu’il y a quelque chose, qu’il y a un sujet à cet endroit-là, quelque chose auquel il faut faire attention. Une fois que l’on a entamé cette réflexion-là, on va pouvoir se demander comment faire »
Le fait que le changement climatique soit une vérité admise et intériorisée représente ce que Nicolas Fieulaine nomme l’intention. Il précise qu’aujourd’hui, l’intention est davantage généralisée que l’action. Il y a une étape entre l’intériorisation d’une idée, le sentiment d’être concerné et le changement de son comportement. Mais alors, qu’est ce qui explique le passage de l’intention à l’action (ou au contraire l’inertie) ? Nicolas Fieulaine nous offre une première piste de réflexion : le rapport entre la temporalité et la précarité.
La dimension cachée de la précarité c’est le temps
Pour se projeter dans le temps et pouvoir y agir il faut croire en un futur, il faut le visualiser.
« La précarité est un phénomène de déstabilisation, de mise en incertitude des trajectoires sociales. Ce qui rassemble ces personnes qui la vivent, c’est un rapport à leur existence marqué par l’incertitude »
La précarité impose une logique du « au jour le jour », où il n’y a ni stabilité, ni confiance pérennisée. L’idée que « tout le monde est remplaçable et rien n’est certain » prédomine, comme en témoigne la généralisation du contrat à durée déterminée dans le champ de l’emploi.
Cette incapacité à se penser dans la durée contraint les personnes dans un espace et un cercle social restreints. Dans ce cas, paradoxalement, le présent n’est pas un temps d’action mais plutôt de paralysie.
Un poids de taille sur la balance décisionnelle
« Plus on est en situation de précarité, moins on a de facilités à se projeter dans le futur. »
Par conséquent, lorsqu’il s’agit d’agir dans le présent en vue d’un avenir écologiquement soutenable, ce qui va importer aux publics plus fragiles ou vulnérables, c’est le coût – présent – de ce changement de pratiques, et non ces conséquences à long terme. La « balance décisionnelle » penche alors vers l’immédiateté : les comportements coûteux (physiquement, économiquement ou symboliquement) dans le présent – mais favorables dans un avenir proche ou lointain – vont être écartés, incompris ou non perçus.
« Comment peut-on se projeter dans une action de longue durée quand on a un financement, un emploi, des ressources et un environnement précaires ? Dans ce contexte là le changement est difficile car on demande de passer d’un espace très fermé à un espace très ouvert qui est celui du développement durable »
L’action des centres sociaux s’inscrit dans le présent
S’il faut évidemment engager des mesures structurelles et contraignantes à grande échelles, les « petits pas » qu’activent les centres sociaux les placent comme relais incontournable de la transition écologique.
« Les centres sociaux interviennent justement sur cette question du présent, de vivre quelque chose ensemble, ici et maintenant. Et ce travail crée des ressources psycho-sociales. Quand vous amenez les gens à se rencontrer les uns avec les autres, psychologiquement, vous ouvrez l’espace temporel. »
Les centres sociaux, en tant que lieu d’accueil mais surtout de rencontre et de partage entre des publics aux trajectoires variées et aux horizons multiples, permettent de décloisonner et d’ouvrir les champs de représentation. Autrement dit, ils incarnent pleinement l’espace permettant de passer d’univers mentaux fermés à des univers plus ouverts, plus propices à de nouveaux comportements.
En outre, les centres sociaux sont fondamentalement enclins à accueillir et à accompagner les initiatives et les projets émanant des habitants eux-mêmes. Ils se positionnent comme soutien et tremplin d’actions pensées et conçues par les citoyens. Par conséquent, les habitants d’un quartier, en proposant eux-mêmes des solutions et en devenant acteurs, intègrent d’autant plus dans leur quotidien des changements de pratiques durables. Dès lors, ce principe des petits pas, loin d’être anecdotique, impulse de réelles dynamiques de groupe et (ré)ouvre des visions de long terme indispensables à toute transition.
Avec un optimisme retrouvé, Nicolas Fieulaine conclut alors : « la rencontre produit des effets qui vont bien au-delà des préoccupations environnementales en ouvrant un champ des possibles »…
Retrouvez l’intégralité de son intervention ici !